Traduction de “The new Triffin Dilemma : the concerning fiscal and external trajectories of the US” de M. Maggiori & E. Fahri (2017)

Les États-Unis se sont endettés de plus en plus au cours des dernières décennies, accumulant une dette publique et externe - une tendance qui pourrait mettre en danger la position particulière occupée par le dollar dans le système monétaire international. Cet article soutient que les États-Unis risquent un autre événement de type "Triffin", sous la forme d'une crise de confiance et d'une fuite hors du dollar. La situation actuelle rappelle celle du Royaume-Uni dans les années 1920 et des États-Unis dans les années 1960. Les crises qui ont mis fin à ces deux épisodes ont marqué des tournants dramatiques dans l'histoire du système monétaire international.

Le panorama financier des États-Unis est sombre. Le ratio de la dette fédérale détenue par le public par rapport au PIB a augmenté rapidement, passant de 30 % au début des années 2000 à 80 % en 2017. La Figure 1 montre que non seulement les niveaux actuels sont anormaux d'un point de vue historique - en effet, plus élevés que jamais, sauf pendant la Seconde Guerre mondiale - mais ils sont prévus atteindre le niveau sans précédent de 150 % d'ici 2040. Une image tout aussi sombre se dessine pour la position de la dette externe des États-Unis. Comme le montre la Figure 2, la dette externe nette des États-Unis, principalement libellée en dollars, a augmenté rapidement, passant de 18 % du PIB américain au début des années 2000 à un niveau actuel de 50 %. La réforme fiscale en cours devrait aggraver ces tendances financières et externes. Une augmentation des taux d'intérêt par rapport à leurs niveaux historiquement bas accroîtrait rapidement les charges fiscales et externes associées.

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Face à ce constat, le dollar américain a jusqu'à présent maintenu sa position hégémonique au centre du système monétaire international. Cette position est disproportionnée par rapport à la taille économique relative inférieure et en diminution des États-Unis. Le dollar représente toujours plus de 65 % des réserves de change totales selon le FMI. De manière plus générale, les États-Unis restent le plus grand fournisseur unique d'actifs sûrs pour le reste du monde, jusqu'à 50 % du PIB mondial en 2016. De manière connexe, le dollar est l'ancrage monétaire principal; par exemple, plus de 50 % des pays qui arriment leur taux de change au dollar (Ilzetzki et al. 2017). Le dollar représente 43 % de la facturation du commerce mondial (Gopinath 2016). Les obligations libellées en dollars représentent plus de 60 % des positions transfrontalières mondiales (Maggiori et al. 2017).

Les États-Unis mettent-ils en danger leur position spéciale en s'endettant au-delà de leurs moyens ? Une autre devise prendra-t-elle le relais si la confiance dans le dollar s'évapore ? Ce sont des questions fondamentales non seulement pour les États-Unis, mais aussi pour le monde. Dans un article récent, nous développons un modèle du système monétaire international qui aide à répondre à ces questions (Farhi et Maggiori 2017). Notre cadre nous permet d'interpréter les leçons prudentes de l'histoire pour notre époque.

La livre sterling était la monnaie de réserve mondiale jusqu'aux années 1920, mais a perdu cette position au profit du dollar suite à sa dévaluation en 1931. Aujourd'hui, son rôle dans le système monétaire international est marginal. Le précédent le plus proche de la situation actuelle est la série d'événements qui a finalement mis fin au système de Bretton Woods. En 1959, Triffin a exposé l'instabilité fondamentale du système centré sur les États-Unis et a prédit sa disparition ultime. Il a expliqué que les États-Unis étaient confrontés à un dilemme insurmontable entre satisfaire la demande croissante d'actifs en dollars sûrs et maintenir leur sécurité. Il a prophétisé que les États-Unis étireraient leur position et s'exposeraient à une crise de confiance qui forcerait une dévaluation du dollar. En effet, le temps a prouvé que Triffin avait raison. Confrontée à une fuite généralisée hors du dollar, l'administration Nixon a d'abord dévalué le dollar par rapport à l'or en 1971 (le 'choc Nixon') et a finalement abandonné toute convertibilité pour laisser flotter le dollar en 1973. Le dollar a survécu à cet événement et a maintenu son rôle central en partie en raison de l'absence d'une alternative viable à l'époque.

Il est tentant de rejeter ces épisodes comme des curiosités historiques associées aux particularités de l'étalon-or sans pertinence pour le monde d'aujourd'hui. Au contraire, nous soutenons que ce rejet est injustifié car il existe une similarité fondamentale entre l'engagement explicite antérieur envers un taux de change fixe du dollar par rapport à l'or et la promesse implicite d'aujourd'hui de stabilité et de sécurité du dollar en temps de crise mondiale. Dans les deux cas, l'édifice repose sur la confiance. La situation actuelle peut être diagnostiquée comme un nouveau dilemme Triffin (Gourinchas and Rey 2007, Farhi et al. 2011, Obstfeld 2011, Farhi and Maggiori 2017).

Ces préoccupations ont trop souvent ignorées. Dans les années 1960, Despres et al. (1966) ont minimisé les préoccupations originales de Triffin en proposant une "opinion minoritaire", selon laquelle les États-Unis agissaient comme un "banquier mondial". Ils considéraient cette forme d'intermédiation comme naturelle et stable. Nous considérons que la faille dans leur argument est le manque de reconnaissance que la banque est intrinsèquement fragile, d'autant plus dans ce contexte, étant donné l'absence d'un prêteur en dernier ressort mondial disposant d'une capacité suffisante pour soutenir les États-Unis en temps de crise (Note : cette critique fait penser aux potentielles réformes du SMI qui donneraient au Fonds Monétaire International ce rôle de prêteur en dernier ressort).

Dans la dernière décennie, la crise mondiale - au cours de laquelle le dollar s'est fortement apprécié par rapport à l'euro (le seul autre candidat à la monnaie de réserve) - a consolidé la centralité du dollar. L'événement Triffin ne s'est pas matérialisé en 2008. Cependant, la situation actuelle pourrait ne pas être aussi stable qu'elle en a l'air. Le rôle des États-Unis en tant que banquier mondial est désormais beaucoup plus important qu'il ne l'était initialement débattu dans les années 1960 (voir Gourinchas and Rey 2007). La "banque" est devenue plus grande, tout comme les préoccupations de fragilité qui y sont associées.

À mesure que la taille économique relative des États-Unis continue de diminuer, de nouveaux pays, tels que la Chine, émergeront et remettront en question l'hégémonie américaine. Il est possible d'être optimiste - une transition en douceur vers un monde monétaire multipolaire aura lieu ; et cette nouvelle ère monétaire apportera des avantages de diversification, une plus grande capacité à satisfaire la demande croissante d'actifs sûrs et à atténuer la tension inhérente au nouveau dilemme Triffin (Eichengreen 2011). Cependant, il y a aussi des raisons de s'inquiéter - un monde monétaire multipolaire pourrait également apporter sa propre source d'instabilité alors que les investisseurs coordonnent leurs mouvements vers et hors d'une devise de réserve donnée. Une fois de plus, l'histoire offre une mise en garde utile. L'un des exemples les plus marquants d'un monde monétaire multipolaire est la coexistence de la livre sterling et du dollar à la tête du système monétaire international dans les années 1920. Une explication importante de l'instabilité monétaire de cette période est que les investisseurs déplaçaient constamment leurs portefeuilles entre les deux devises de réserve (Nurkse 1944). À l'avenir, le risque pour les États-Unis est que la présence croissante d'une alternative viable, telle que le renminbi (Note : le Renminbi est la monnaie chinoise, qu’on appelle aussi le Yuan), pourrait rendre une fuite hors du dollar plus probable.